L’Islam et l’État : la situation française

Abd al-Haqq Ismaïl Guiderdoni

12-08-1998

Au cours des vingt dernières années, les relations que la République française entretient avec l’Islam ont profondément changé. On sait que, pendant près d’un siècle et demi, la France, fière de son Empire au Maghreb et en Afrique sub-saharienne, s’était targuée d’être une puissance musulmane. Cependant, les rapports de l’État avec l’Islam avaient alors pour but principal le maintien de la présence coloniale. Dans l’Algérie française vivaient des millions de musulmans, qui n’avaient qu’un statut d’ « indigènes » et ne jouissaient pas de tous les droits de la citoyenneté. Après la décolonisation, l’expansion économique incita la France à faire venir dans la métropole des centaines de milliers de travailleurs immigrés, qui y pratiquèrent discrètement leur religion. Ceux-ci ont petit à petit fait souche, se sont mariés et ont eu des enfants, qui sont nés français, selon le principe dit du « droit du sol (jus soli) ». En 1993, environ trois millions de musulmans, représentant 123 nationalités, étaient installés sur le sol français. Plus d’un million d’entre eux avaient déjà la nationalité française.1 Les projections démographiques prévoient qu’en l’an 2000, un musulman sur deux vivant en France sera français. Quantitativement, l’Islam représente donc non seulement la deuxième religion en France, mais la deuxième religion des français, après le Catholicisme. En conséquence, l’Islam a cessé d’être un « problème indigène » relié au maintien du pouvoir colonial, ou un « problème social » relatif à l’immigration pour devenir, dès lors que les musulmans constituent une composante importante de la société française, une question de citoyenneté.

Il faut néanmoins reconnaître que cet état de fait n’est pas accepté par tous, et qu’il suscite beaucoup d’interrogations, voire une certaine inquiétude, dont les médias se font fréquemment l’écho. On entend souvent affirmer que les musulmans doivent abandonner tout ou partie de leur pratique religieuse pour pouvoir vivre sur le sol français. En effet, nous dit-on, l’Islam confondrait le spirituel et le temporel et les Lois édictées par Dieu risqueraient ainsi d’entrer dangereusement en conflit avec les Lois de la République. Il n’est pas possible, dans l’espace qui nous est imparti, d’examiner la complexité du droit islamique, et encore moins les transformations de ce droit tout au long des quatorze siècles de l’Islam. Deux questions seulement nous intéresseront ici. La première concerne le rapport de l’Islam au pouvoir temporel, la deuxième, la façon dont les injonctions de la Loi religieuse ont été mises en pratique par les sociétés musulmanes. Ces deux questions, essentielles pour définir les rapports entre États européens et religion musulmane, sont l’objet d’une grande confusion et de nombreux malentendus. Il est donc nécessaire de rappeler à leur propos les principes fondamentaux et les enseignements de l’Histoire.

Le premier point que nous voudrions aborder ici est le suivant : il n’existe pas de système politique particulier associé à la religion musulmane. Le Coran est très discret sur les rapports que les musulmans doivent entretenir avec le pouvoir. Il ordonne le respect de l’ordre établi : « Ô vous qui croyez, obéissez à Dieu, obéissez à l’Envoyé et à ceux d’entre vous qui détiennent le commandement (ûlû-l-amr). »2 Il recommande la concertation (shûrâ) à l’intérieur de la communauté musulmane avant la prise des décisions : « La conduite de leurs affaires est l’objet d’une concertation entre eux. »3 Ces injonctions fondamentales, mais, somme toute, peu nombreuses, ont été suivies par la première communauté musulmane, dans la cité de Yathrib qui deviendra par la suite Médine. Le Prophète Muhammad, qui détenait l’autorité spirituelle au nom de Dieu, y fut aussi reconnu par les médinois, musulmans, juifs et arabes païens, comme leur chef temporel. Dans la mesure où Muhammad représente, pour les musulmans, le « Sceau des Prophètes », nul après lui ne peut manifester l’autorité spirituelle (al-hukm) qui se trouve désormais collectivement préservée — plutôt que détenue — par le consensus des savants (ijmâ’) sur l’interprétation des textes fondateurs, Coran et Tradition prophétique. Par ailleurs, le Prophète n’ayant pas, à sa mort, nommé de successeur pour diriger la communauté, ces successeurs, ou Califes (en arabe khalîfah, pl. khulafâ’), furent amenés au « commandement (al-amr) » de diverses façons : le premier, Abû Bakr, investi par consensus, le deuxième, ‘Umar, désigné par le premier, le troisième, ‘Uthmân, et le quatrième, ‘Alî, élus par un collège de grands électeurs. On sait qu’une crise de légitimité très grave se produisit alors à propos de la nature du pouvoir temporel, crise qui vit la séparation des khârijites, des shî’ites et des sunnites. Les khârijites professent que tout homme peut être Calife s’il est vertueux et tant qu’il demeure vertueux. Les shî’ites enseignent que le pouvoir temporel ne peut être détenu que par un successeur génétique du Prophète, l’Imâm, qui en a hérité la grâce d’« impeccabilité (‘içmah) ».4 Enfin, la grande majorité des musulmans, lassée par les combats fratricides, suivit finalement celui qui resta à la tête de la communauté après l’assassinat du quatrième Calife, en 661 : Mu’âwiya, l’anti-Calife auto-proclamé. Cette majorité donna naissance au groupe des « gens de la tradition [prophétique] et de la réunion (ahl as-sunnah wa-l-jamâ’ah) », les futurs « sunnites » très majoritaires en Europe comme dans le Dâr al-Islâm. Adoptant une position théologique particulière, celle des murji’ah, ils remirent entre les mains de Dieu la question du jugement du Calife pour ses bonnes et ses mauvaises actions et suivirent ainsi le conseil donné par le Prophète Muhammad qui précise clairement la nature particulière des futurs gouvernements de la communauté musulmane : « Les enfants d’Israël étaient gouvernés par les prophètes. Chaque fois qu’il en mourait un, un autre lui succédait. Or, après moi, il n’y aura plus de prophète. Il y aura après moi de nombreux « successeurs » [pour le gouvernement]. Les compagnons du Prophète demandèrent alors :

Ô Envoyé de Dieu, que nous ordonnes-tu de faire ? Il dit : Soyez fidèles au premier d’entre eux à qui vous aurez fait allégeance, puis donnez-leur ce qui leur revient de droit et demandez à Dieu ce qui vous revient à vous-même. Dieu leur demandera compte des intérêts de leurs sujets.5

On ne peut pas ne pas penser, en lisant ces lignes, au célèbre : « rendez à César ce qui est à César ». La perspective de l’Islam est avant tout spirituelle : c’est Dieu qui donne, dans ce monde-ci (ad-dunyâ) comme dans l’autre (al-âkhirah). Une fois disparus le Prophète et la communauté initiale de Médine, Dieu seul peut garantir à chacun ses droits, non un gouvernement régissant le temporel, fût-il dirigé par un homme pieux et équitable. Il en est ainsi parce que le contexte dans lequel le Prophète annonce le développement futur de la communauté musulmane est fondamentalement eschatologique. Dans l’attente de l’Heure dernière, le temps va en se « dégradant » puisqu’il s’éloigne de l’origine, celle du monde comme de la Révélation coranique qui en constitue la restauration providentielle. Ainsi les meilleurs des hommes furent-ils les compagnons du Prophète, puis ceux qui les suivirent, et, selon la Tradition, « il n’y aura pas d’époque sans que l’époque qui vienne après soit pire encore ».

Par la suite, Mu’âwiya rendit le Califat héréditaire, contrairement à la pratique des quatre premiers Califes, et fonda ainsi la dynastie umayyade. Après plusieurs crises de succession, le Califat ‘abbâsside prit la place du Califat umayyade en 749, signant le retour au « commandement » de la « famille » du Prophète (mais non de sa descendance génétique). Petit à petit, le Calife fut dépossédé de son pouvoir effectif au profit de sultans installés dans la capitale même, Baghdâd, voire de princes locaux. Il ne détint plus alors que le symbole du pouvoir. À la suite de nombreuses tribulations qui l’amenèrent au Caire, en 1258, après les invasions mongoles, puis en 1517 à Istanbul, où les sultans ottomans se l’approprièrent, le Califat fut finalement aboli en 1924, sur l’initiative du gouvernement turc.

On comprendra, à l’issue de ce bref survol historique, que l’Islam a vécu, depuis l’époque de la première communauté de Médine, dans des systèmes politiques très différents. Au cours de la période classique, le Calife ou le sultan y furent nommés, élus, héritèrent de leur pouvoir ou le prirent par la force. De même, la notion de « concertation (shûrâ) » est si générale qu’elle peut être traduite par un cabinet de conseillers d’un monarque, ou une assemblée de représentants élus par le peuple. En fait, le Calife a la double fonction de maintenir l’ordre, et de permettre l’exercice de la religion — et même des religions, dans la mesure où la société islamique classique prévoit explicitement un statut de protection (dhimmah) pour les minorités religieuses. On attend de lui des qualités de justice et d’impartialité. Il est intéressant de constater que les traités de politique de l’époque classique, que ce soit le livre des Ahkâm as-Sultâniyyah de al-Mawardî, à propos des vertus du Calife, ou le Siyâset-Nâmeh écrit pour le sultan seljûqide Malik Shah par le grand vizîr Nizhâm al-Mulk, sont avant tout des ouvrages de conseils détaillant les qualités de l’homme qui doit exercer le commandement (Calife ou sultan) plutôt que des traités sur les principes constitutionnels qui permettent de répartir les pouvoirs et d’arbitrer entre eux, comme c’est la cas pour les Constitutions modernes. Pour toutes ces raisons, il faut dire que l’Islam, en tant que religion, laisse le pouvoir temporel à ses propres règles contingentes. On attend de celui qui détient ce pouvoir, qu’il soit Calife, sultan ou gouverneur, que son action manifeste la justice, et qu’il crée les conditions d’ordre public favorables à la pratique religieuse. En ce sens, la grande tradition de l’Islam sunnite, si elle ne sépare pas la pratique du pouvoir temporel des valeurs enseignées par l’autorité spirituelle du Coran et de la Tradition prophétique, distingue nettement les deux domaines.

Venons-en maintenant au deuxième point que nous voudrions rappeler ici : l’application de la « Loi religieuse (sharî‘ah) ». Ce mot étant employé, dans sa signification coranique initiale, pour toute loi religieuse, il est, en fin de compte, synonyme de « religion ». Les versets du Coran qui précisent la sharî‘ah, en son sens islamique, sont peu nombreux, quelques centaines tout au plus sur les 6263 versets du Coran, à comparer au 613 mitsvot de la Torah, et au 2414 normes rassemblées dans le codex du droit canon romain.6 Cette Loi est, pour un part, actes rituels d’adoration (‘ibâdât), pour une autre part, relations entre les hommes (mu’âmalât). S’il fallait faire rentrer les injonctions divines dans les catégories modernes du droit, on pourrait y trouver des éléments de droit personnel (mariage, héritage, veuvage, divorce) de droit commercial (contrats, transactions, interdiction du ribâ ou « usure »), et de droit pénal (les châtiments dit des « limites [hudûd] »), le système du talion [qiçâç] et du « prix du sang [diyah] »).

Les injonctions coraniques et les ordres et conseils du Prophète suffisaient à régir la première société musulmane, organisée selon des règles très simples. Lors de son expansion, l’Islam s’étendit sur des cultures fort différentes. Des problèmes nouveaux surgirent. La pratique des tribunaux s’accommoda tant bien que mal au droit local (‘urf). Des maîtres essayèrent de codifier la façon dont on pouvait tirer une jurisprudence nouvelle à partir des sources du Coran et de la Tradition prophétique. Ainsi naquit la science de la jurisprudence (‘ilm al-fiqh). Les grandes élaborations se sont déroulées au cours des VIIIe et IXe siècles, essentiellement pendant la période du Califat ’abbâsside. Quatre d’entre elles sont demeurées depuis lors dans le sunnisme, au sein des quatre « écoles formelles de jurisprudence (madhâhib) » : hanafite, mâlikite, shâfi’ite et hanbalite. Après une période où elles sont entrées en concurrence, le consensus des docteurs (ijmâ’) a admis leur mutuelle compatibilité et leur égale orthodoxie, malgré la divergence de leurs solutions sur de nombreux problèmes concrets.7 Ce sont ces élaborations complexes accentuant l’aspect légal et formel qu’on a ensuite appelées « sharî‘ah classique » — il vaudrait mieux dire « jurisprudence classique » —, la connaissance de l’aspect plus proprement religieux et spirituel étant du ressort des théologiens et des maîtres de mystique. En fait, ce corpus construit et systématisé selon des principes abstraits, a des règles de procédure qui le rendent difficile à appliquer. Par exemple, dans la sharî‘ah classique, seules les preuves testimoniales sont utilisables, au détriment des preuves matérielles. Encore faut-il que le témoignage, pour être recevable, émane de deux adultes musulmans, sains d’esprit, de sexe masculin (deux femmes pouvant remplacer un homme), et que ces personnes soient unanimement reconnues pieuses et fiables.

La sharî‘ah s’adresse à des hommes religieux, pour lesquels le serment est un acte d’une grande portée spirituelle. Si ces hommes n’existent plus, elle devient inapplicable. On comprend, dans ces conditions, que le juge religieux (qâdî) ait dû souvent relâcher, faute de « preuves », un prévenu. Par ailleurs, des problèmes nouveaux continuèrent d’apparaître au fur et à mesure des transformations du Dâr al-Islâm, et la construction théorique du droit, selon des méthodes a priori, s’avéra incapable de suivre la pratique. Pour des raisons d’ordre public et d’intérêt général, les pouvoirs temporels créèrent donc un droit parallèle à la sharî‘ah, avec ses principes et ses juges (le çâhib al-mazhâlim), relevant de ce qui fut appelé la « politique conforme à la loi religieuse (siyâsah shar‘iyyah) ». Cette siyâsah shar‘iyyah changea considérablement au cours des siècles, selon les différents pouvoirs qui se succédèrent localement. Laissée d’abord à l’entière discrétion du sultan, et souvent à un certain arbitraire, elle a ensuite systématiquement choisi, dans les différentes dispositions des écoles de jurisprudence, celles qui favorisaient le plus les « libertés individuelles », selon le processus technique appelé takhayyur. Parallèlement, les tribunaux de la sharî‘ah, en décalage croissant avec la pratique du droit, virent leur champ d’application de plus en plus restreint. Pour s’adapter à la complexification des sociétés qui accompagna l’irruption de la modernité, au XIXe siècle, elle engloba par la suite des pans entiers des codes civils européens.8 Il faut rappeler qu’un code civil moderne comprend environ 4000 articles et qu’au cours des deux siècles qui viennent de s’écouler, aucun faqîh ou qâdî n’a été en mesure de construire une structure juridique d’une taille comparable, à partir des « sources de la jurisprudence (uçûl al-fiqh) », tout simplement parce que la perspective de la sharî‘ah est autre. D’ailleurs, aucun ne semble en avoir senti le besoin jusqu’à une époque très récente, celle de la montée de l’islamisme.

En effet, au cours de ces dernières années, plusieurs pays musulmans ont réintroduit dans leur droit des éléments inspirés de la sharî‘ah classique, en les remodelant sous la forme d’un code civil moderne, avec les difficultés, et parfois les incohérences, que l’on peut imaginer. Par ailleurs, certains intellectuels musulmans se sont efforcé de tirer non seulement une vision sociale, mais un système politique et économique nouveau à partir des sources de la Tradition. Selon ce point de vue, les pays musulmans, actuellement gouvernés par des hommes qui sont — au moins formellement — musulmans, doivent devenir des États islamiques, c’est-à-dire régis par des règles constitutionnelles et un appareil de lois s’inspirant du Coran et de la Tradition prophétique, même si c’est au détriment de la sharî‘ah classique. Le bref survol que nous avons effectué montre à quel point cette tendance va à l’encontre de la « marche descendante » de l’histoire annoncée par le Prophète. L’accroissement de la complexité des sociétés, et la sécularisation progressive des mentalités et des pratiques, risquent fort de transformer des telles initiatives en d’anachroniques utopies. C’est par le cœur des hommes qu’il faut commencer, non par les structures politiques, conformément à l’exhortation coranique: « Dieu ne change rien en un peuple avant que celui-ci n’ait changé ce qui est en lui-même. »

Donc les musulmans ont toujours eu l’habitude de la coexistence de principes spirituels et éthiques mis en pratique plus ou moins rigoureusement dans la jurisprudence classique, et de lois contingentes destinées à assurer l’ordre public et la bonne marche des sociétés. Est-il besoin de rappeler que l’immense majorité des musulmans vivant en Europe et, pour le cas qui nous intéresse ici, en France, qu’ils soient français ou d’une autre nationalité, sont tout à fait prêts à respecter le cadre des Lois de la République ? Comme nous l’avons vu, ils peuvent puiser dans l’histoire de la civilisation islamique de nombreux modèles qui confortent une telle acceptation. La juste souveraineté fut exercée par un monarque, dans la période classique, mais dans des conditions de « légitimité » si diverses que la plupart des musulmans conçoivent qu’elle puisse être désormais exercée « par le peuple » dans le cadre des « démocraties occidentales ». La Constitution et les lois y assurent l’ordre et la justice que le Calife devait autrefois maintenir. Les États y garantissent la liberté religieuse, donc la pratique de la religion musulmane, conformément à une autre obligation fondamentale du Calife. Cependant, les musulmans ne peuvent échapper à la conviction que les lois des États européens, si elles visent effectivement une « justice » et une « liberté » authentiques, ne peuvent plonger leurs racines que dans un terreau de valeurs spirituelles communes au Judaïsme, au Christianisme et à l’Islam. Ils sont également bien conscients que l’espace de liberté des sociétés occidentales est porteur tout à la fois de grandes opportunités et de grands périls pour la vie spirituelle.

Il est exact qu’une partie des injonctions de la sharî‘ah classique ne peuvent être appliquées en France, parce qu’elles contreviennent aux principes constitutionnels, par exemple en établissant une discrimination entre l’homme et la femme (polygamie, répudiation unilatérale, garde des enfants en cas de divorce, héritage, demie-valeur du témoignage), ou en stipulant des châtiments corporels comme dispositions pénales. Ces questions suscitent un double débat, juridique et théologique. Une autre élaboration de la jurisprudence pour les hommes de notre temps est-elle possible et nécessaire ? De quelle façon doit-on recevoir les injonctions coraniques sur les « rapports sociaux (mu’âmalât) », qui ne peuvent être comprises que dans le cadre de la société arabe du VIIe siècle, et conformément à la doctrine exégétique classique des « circonstances de la révélation (asbâb an-nuzûl) » ? Nous n’entrerons pas ici dans ces débats, au demeurant fondamentaux.

Il suffira d’insister sur le fait que ces dispositions représentent une toute petite partie de la sharî‘ah classique, et que, même du point de vue le plus strictement formel, les docteurs de la loi s’accordent pour affirmer que les minorités musulmanes en Europe n’ont pas les mêmes devoirs que les majorités musulmanes en terre d’Islam. Quand les compagnons du Prophète lui faisaient acte d’allégeance et lui promettaient de lui obéir, celui-ci ne disait-il pas : « dans la mesure de vos moyens ? »9 Les « moyens » des musulmans d’Europe sont — ou devraient être — avant tout intellectuels et spirituels : avec l’aide de Dieu, ils s’épanouiront dans la réflexion métaphysique et théologique, la pratique des rites d’adoration (‘ibâdât), et les explorations mystiques.

Les musulmans de nationalité française souhaiteraient donc être reconnus « en tant que tels » par l’État. La situation se complique alors à cause de la nature particulière des relations que l’État entretient avec les religions, dans le cadre de la Constitution. En effet, la République française n’est pas fondée sur une ethnie, une langue, une culture ou une religion officielles, mais sur un « vouloir vivre ensemble » selon les principes de liberté, d’égalité et de fraternité exposés par la Constitution. C’est pour cette raison que la France a pu intégrer des apports très divers au cours de sa longue histoire d’État-nation. En conséquence, la République ne reconnaît que des « individus », libres et égaux, et non des « communautés », fussent-elles religieuses. En cela, la « laïcité française » constitue une exception relativement à la plupart des pays européens.

Si la République ne peut reconnaître aucune religion, en revanche, elle veut les connaître toutes afin de garantir à leurs fidèles le libre accès à leur culte. La Constitution de la Ve République proclame que « la France est une République laïque », c’est-à-dire qu’elle « assure l’égalité devant la Loi de tous les citoyens sans distinction d’origine, de race ou de religion », et qu’elle « respecte toutes les croyances ». Les rapports avec les religions, ou plus exactement les « Églises » et les institutions religieuses, sont régis par la célèbre Loi du 9 décembre 1905, dite « Loi de séparation des Églises et de l’État ».

Article 1 : « La République assure la liberté de conscience. Elle garantit le libre exercice des cultes [...] sous les seules restrictions de l’intérêt de l’ordre public. »

Article 2 : « La République ne reconnaît, ne salarie ni ne subventionne aucun culte. » L’Article 2 ajoute cependant que « les dépenses relatives à des exercices d’aumônerie et destinées à assurer le libre exercice des cultes dans les Établissements publics tels que lycées, collèges, écoles, hospices, asiles et prisons », peuvent être inscrites au budget de l’État. La Loi de 1905 fut appliquée aux confessions présentes à cette date sur le sol national, c’est-à-dire au Catholicisme, au Protestantisme et au Judaïsme. Beaucoup de musulmans vivaient en Algérie, sur un sol qui était alors la France, mais ils étaient considérés comme des « indigènes » et n’avaient pas un statut de citoyen à part entière. Les élites intellectuelles musulmanes réclamèrent constamment la citoyenneté française, et l’entrée de l’Islam dans la Loi de 1905, c’est-à-dire la parfaite séparation de la religion musulmane et de l’État, alors que celui-ci maintenait celle-là sous tutelle pour mieux la surveiller. On sait assez que ces revendications n’aboutirent pas et que les Algériens obtinrent l’indépendance en 1962. La situation a changé. Désormais, de nombreux citoyens français sont de religion musulmane, et la Loi de 1905 doit pleinement s’appliquer, conformément aux principes constitutionnels.

C’est dans ce contexte que, sous l’égide de l’Institut Musulman de la Grande Mosquée de Paris, a été élaborée une « Charte du Culte musulman en France (Mîthâq al-jâliyah al-islâmiyyah bi-Faransâ) ». La Mosquée de Paris, dont la présence au cœur même de la capitale a une signification symbolique très forte, nomme les imams dans un important réseau de mosquées réparties sur tout le territoire français. Elle constitua alors le pivot d’un « Conseil Représentatif des Musulmans de France », qui comprit aussi d’autres organisations islamiques. Cette Charte, co-signée initialement par 82 personnalités du monde musulman, fut solennellement présentée par le Conseil Représentatif au Ministre de l’Intérieur, chargé des cultes, le 10 janvier 1995. Selon les mots mêmes de son Préambule, « elle définit le cadre général dans lequel les musulmans de France entendent préciser: la légitimité historique de leur présence sur le sol national; les principes sur lesquels ils conviennent de s’unir; l’organisation de leur culte; leur rapport à la société française et à l’État. » Le Préambule rappelle aussi que la Charte s’adresse « à l’ensemble des musulmans de France, sans distinction d’origine, de nationalité ou d’école de jurisprudence. » La Charte est constituée de trente-sept articles regroupés en cinq chapitres. Le Chapitre I, intitulé « Principes de base », rappelle l’unité et la diversité des musulmans vivant en France et leur acceptation de facto des lois et valeurs républicaines qui accompagne nécessairement leur volonté de présence sur le sol français. Le Chapitre II, « Valeurs spirituelles et éthiques », expose un certain nombre de valeurs universelles dans lesquelles les musulmans se reconnaissent: le prix apporté à la connaissance et à l’éducation, la solidarité sociale, la tolérance et l’acceptation des autres communautés, la lutte contre les discriminations, enfin l’obligation de résoudre pacifiquement les tensions internes et externes. La Chapitre III traite de « L’organisation d’institutions représentatives ». Il précise nettement la fonction des mosquées et le rôle des imams, qui doivent être au fait des réalités de la société française et se garder de tout engagement politique. À cet égard, la Charte rappelle l’ordre coranique: « Les mosquées sont à Dieu. N’y invoquez personne d’autre que Lui. »10 Le Chapitre IV, intitulé « L’Islam et la République », nous semble le plus important pour le thème qui nous réunit ici. L’Article 31 y demande instamment à l’État l’entrée pleine et entière de l’Islam dans le cadre légal de la Loi de 1905, en réclamant des pouvoirs publics qu’ils facilitent, conformément à cette Loi, « la constructions de lieux de culte, la création d’aumôneries dans les écoles, les armées, les hôpitaux et les prisons », ainsi que « de carrés musulmans dans les cimetières et d’écoles privées sous contrat d’association » avec l’État. Enfin, le Chapitre V, « L’Islam et les autres religions », « appelle à la reconnaissance réciproque des religions dans l’adoration du Dieu unique et incite les croyants à œuvrer ensemble dans la société humaine pour le bien de tous. »

Cette Charte a été très bien accueillie par l’opinion publique nationale et les médias s’en sont largement fait l’écho. Malheureusement, la mise en application de la volonté, clairement affirmée par la Charte, d’entrer dans le cadre de la Loi de 1905 a été freinée par les divisions internes de la communauté musulmane. Il faut souhaiter qu’une solution soit rapidement trouvée, in shâ’a-Llah. La renaissance du Conseil Représentatif des Musulmans de France, à la fin de l’année 1998, nous permet de l’espérer.

Les difficultés éprouvées par la communauté musulmane à s’organiser rapidement ont amené un certain nombre de praticiens du droit à s’interroger sur la notion même de « laïcité à la française ». En effet, d’un côté, la République refuse toute implication dans le religieux, pour lequel elle déclare son incompétence. De l’autre, elle doit agir pour garantir le libre exercice des cultes. Il est indéniable que les citoyens français de confession musulmane rencontrent des obstacles importants pour faire construire des mosquées. Les quelques nominations d’aumôniers ne suffisent pas aux besoins. Aucune école privée musulmane sous contrat d’association avec l’État n’a encore vu le jour. Une telle situation de vide peut, à long terme, laisser le champ libre à des activismes qui mettraient en péril l’unité nationale. Pour cette raison, des esprits éclairés se sont élevés pour réclamer une laïcité repensée, libérée des scléroses héritées des combats anti-cléricaux du début du siècle. Ils suggèrent le passage d’une « laïcité d’incompétence », négative, à une « laïcité militante », positive, qui veillerait à garantir activement l’exercice des cultes, particulièrement celui de l’Islam qui se trouve dans une situation d’inégalité flagrante par rapport aux autres confessions, en préservant ainsi les musulmans de France de hasardeuses aventures politiques ou idéologiques, et en assurant, par le maintien de l’ordre public, le bien-être de tous. Certains arrêts du Conseil d’État vont en ce sens.11 Mais le chemin est encore long pour faire prévaloir une telle « jurisprudence compensatoire ». Dans ce cadre, l’initiative majeure de l’État pourrait être, dans les années à venir, la fondation d’un Institut musulman de niveau universitaire, où des professeurs possédant des diplômes reconnus par l’État enseigneraient les différents domaines de la pensée islamique aux musulmans comme aux non musulmans, et où les futurs imams français pourraient recevoir une partie de leur formation intellectuelle. La présence rayonnante et sereine de l’Islam en France et en Europe est au prix de ce changement de perspective. La voie qui y mène n’est plus, grâce à Dieu, une question de police coloniale ni de contrôle statistique des flux migratoires. Elle ne peut pas être liée au développement d’associations qui, sous couvert d’action sociale dans les quartiers déshérités, œuvrent à une « ré-islamisation » des jeunes musulmans plus formelle et idéologique que religieuse. Enfin, il apparaît désormais bien clairement qu’elle ne doit pas davantage être conditionnée par la désignation préalable d’un hypothétique « représentant des musulmans », comparable au dirigeant d’un syndicat ou d’un parti politique, car un tel représentant n’a jamais existé tout au long de l’histoire de l’Islam. La voie qui mène à cette présence de l’Islam pour le bénéfice de tous est avant tout une affaire de formation et d’éducation, au plus haut niveau. C’est en revivifiant leur patrimoine spirituel et intellectuel que les musulmans européens pourront jouer un rôle constructif face aux défis que nos sociétés auront à affronter au siècle prochain.


  1. Ces chiffres sont cités par André Damien, alors Conseiller du Ministre de l’Intérieur, dans la revue « Administration », n° 161, 1993.
  2. Coran 4 : 59.
  3. Coran 42 : 38.
  4. Il convient de rappeler ici que, dans la branche du shî’isme duodécimain, l’espérance du gouvernement de l’Imâm fut reportée à la fin des temps, lors de la grande Occultation (ghaybah) du XIIe Imâm en 941. La conception « théologico-politique » fut donc entièrement résorbée dans sa seule dimension « théologique ». La branche du shî’isme septimain, ou ismaélisme, a continué à prêcher que l’Imâm devait être le chef spirituel et temporel de la communauté. L’ismaélisme vit son triomphe historique avec l’établissement de l’anti-Califat fâtimide au début du Xe siècle. La puissance temporelle des ismaéliens disparut presque complètement à partir de la fin du XIIe siècle.
  5. Hadîth mutawâtir.
  6. Voir à ce propos les remarques de Jacques Berque dans Relire le Coran, Albin Michel.
  7. Sur ce processus, voir l’Histoire du droit islamique, N.J. Coulson, PUF.
  8. Voir N.J. Coulson, op. cit.
  9. Hadîth mutawâtir.
  10. Coran 72 : 18.
  11. Cités par Jacques Robert, Professeur de droit public, membre du Conseil constitutionnel, dans la revue « Administration », n° 161, 1993.

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